vendredi 8 janvier 2016

Water...loo, porte pleine!



Water…loo (1) , porte pleine !

L’occasion de parler de « prout » est suffisamment rare pour ne pas la rater lorsqu’elle se présente ! Je veux dire d’en parler avec humour et, dans l’affaire qui va suivre, les motifs de cette évocation sont plutôt d’ordre socioculturel et, par extension, politique.

Un jour que je me rendais depuis Paris aux USA, précisément à Nouillorques, comme disait Jacques Perret, je dus faire escale à Londres, au fameux London-Heathrow International Erport : en abrégé, LHIE… ! Ces grands aéroports évoquent assez bien la complexité du corps humain : toujours bien charpentés, longs couloirs, boyaux interminables – très encombrés aux heures de pointe -, escalators, tapis roulants, panneaux lumineux aux pictogrammes accessibles à tous, du plus brillant esprit au plus sombre crétin, centres de contrôle – plus ou moins nerveux - , points de rencontre et d’innombrables satellites affublés de noms techniques et courts tels que : check-in, gates, desks, halls, hubs,…dont la prononciation s’apparente plus à l’éructation ou au borborygme qu’au langage familier du pèlerin de Saint Jacques de Compostelle. Il faut bien avouer que, dès la sortie de l’avion par le biais d’un de ces boyaux articulés, le panneau « Transit passengers » m’avait mis sur la voie vers un appendice dont je ne connaissais pas l’issue mais qui avait pour moi quelque chose de prémonitoire. Je me demande à quoi pense le passager en général lorsque, l’œil hagard et vitreux, son bagage à main à bout de bras – ce qui est logique - ou qu’il traîne comme un chien docile, il suit de cette façon les méandres insolites  de ces énormes labyrinthes métalliques et bétonneux : il pense : « Terminal C, Hall 5, Gate 37 », et il ressasse ces trois périphrases tout au long de ce Golgotha climatisé et aseptisé, sans sueur ni poussière. Lorsque le panneau  « Terminal C» apparait avec une flèche indiquant la droite, il pense : « Ah, terminal C, à droite », mais anxieux et incrédule, il préfère une confirmation de l’évidence à une bévue engendrée par un accès soudain d’orgueil incontrôlé. 

           Le pèlerin de Saint Jacques peut, parfois, y perdre son latin...

 
Personnellement, je préfère laisser mon esprit traîner par le regard au travers des grandes baies vitrées sur les espaces extérieurs gagnés par ces installations massives et impersonnelles. Qu’y avait-il en ces lieux à vent avant ? Par quel type de mammifères de chair et d’os étaient-ils fréquentés avant d’être colonisés par les grands oiseaux bourrés de titane et d’informatique contrôlés aux alentours par la tour de contrôle ? Le petit ruisseau, prisonnier entre deux rives d’asphalte, au bord duquel quelques mulots se désaltèrent sans être effarouchés par l’assourdissant vrombissement des monstres décollant était-il le repère de couples amoureux en quête de havre propice à leurs entrelacements enfiévrés ? Ces grands espaces accueillaient-ils naguère les vaches laitières de Paul Stewart  avant qu’ils n’accueillissent les investisseurs du London Council prenant les usagers du transport aérien pour des vaches à lait ? Les vaches de Paul Stewart bénéficiaient d’une réputation dépassant les frontières du Surrey pour la qualité de leur lait et elles ne se doutaient pas un quart de seconde que, un jour, leurs prés seraient ainsi livrés aux circonvolutions de jumbos pressurisés. Et pourtant, en matière de pressurage, elles savaient de quoi il en retournait, mais je pense qu’elles se fichaient bien de ce qui pouvait germer dans le crane des ingénieurs de l’aéronautique, du moment que l’herbe, elle, germait, le reste….Elles se moquaient pas mal aussi des futurs passagers en transit n’ayant au fond de préoccupation majeure que pour – si je puis dire- leur transit passager !

 Les vaches de Paul Stewart bénéficiaient d’une réputation dépassant les frontières
 du Surrey...
 

Un panneau lumineux de lettres blanches sur fond bleu « Toilets » me ramena à la dure réalité des choses concrètes et quotidiennes. L’obliquité de la flèche m’imposa un changement de file à couper le flot des attaché-caisses ventripotentes. En arrivant devant les portes du « Lieu où le Roi – paraît-il - va seul », quatre portails surmontés de panneaux signalétiques ad hoc s’offraient à ma convoitise : « Ladies », « Gentlemen », « Kids », « Others » ! Je restai un instant perplexe devant le « Others »…Y aurait-il autre chose sur terre que des hommes, des femmes et des enfants ? Je connais suffisamment bien l’engeance britannique pour n’être jamais trop surpris par son excentricité rarement téléphonée, mais là, je dois avouer que je restais interloqué. Heureusement, les pictogrammes – dont je parlais plus haut - me révélèrent que le fourre-tout « others » regroupait : nursery, garderie de chien et autres services aux handicapés… ! Bref, dans ces conditions, je fis mon entrée chez les « Gentlemen », mais, vous vous en doutiez !

Sacha Guitry disait que, au théâtre, il fallait réussir son entrée et ne pas rater sa sortie, le reste avait peu d’importance. Je partage assez cette assertion, aussi, je voulus la confirmer en tournant la poignée de façon volontaire mais sans affectation particulière et j’entrai. Je ne pourrai jamais dire si mon entrée fut réussie car la salle était vide ; elle  présentait une configuration assez courante – ce qui dans certains cas urgents peut avoir un avantage incontesté – avec une déco assez bien dans le ton de sa destination : des murs marron-orangés, des stalles aérées équipées de portes de bois mélaminé d’un jaune pisseux avec, sur la droite, une batterie d’urinoirs à la mine piteuse *. Le tout conférait aux lieux une note très tendance. Au-dessus, sur l’intégralité d’un des pans de mur, des châssis d’ «alu brossé » passablement embués laissaient filtrer les rayons d’un pâle soleil de mi-saison : « l’ombre était spatiale, aduste et salmonelle » aurait pu dire Victor Hugo…s’il avait été présent, bien entendu. Un rapide coup d’œil circulaire me permit de constater que toutes les stalles étaient inoccupées sauf une ; j’en choisis une assez éloignée de celle-ci, pour des raisons bien légitimes de confidentialité, comme on dit dans les agences postales. Je pense que vous avez été confronté(e) à ce type de situation et vous serez bien d’accord avec moi que ces cloisons dont la partie inférieure se trouve à quelque vingt centimètres du sol et l’absence totale d’une manière de plafond, n’assurent pas de façon radicale l’intimité qu’on est en droit d’attendre lorsqu’on est prêt à se déboutonner ! De plus, l’absence quasi certaine de patère ne facilite pas la manœuvre générale, sur quoi, en se rabattant sur l’utilisation de la poignée de porte comme clou de secours, vient se greffer la hantise que quelqu’un puisse inopinément venir la tourner et faire tomber le pardessus qui tient en équilibre…et, à propos de rabattant, je n’en dirai pas plus ! Ce dernier détail me fit songer à ce collectionneur de cuvettes de cabinets qui se targuait de posséder la plus belle et la plus complète collection de cuvettes au monde ; il avait tout : la cuvette classique de porcelaine blanche ; la cuvette Grand Siècle dorée à l’or fin ; la cuvette Rothschild, plutôt argentée ; la cuvette rococo, très chargée ; la cuvette Art Déco, aux lignes très épurées ; la cuvette de campagne en bois avec couvercle coordonné ; la cuvette spartiate dite « à la Turque » ; la vespasienne ; la cuvette ottomane qui se résumait à un caillou parfaitement lisse ; la cuvette « Retour d’Egypte » plutôt m’as-tu vu ; la cuvette esquimau sur laquelle on ne s’attardera pas ; la cuvette Lamartine avec les quatre premiers alexandrins du Lac gravés dans la porcelaine ; la cuvette Woodstock – pièce d’origine dont je ne m’attarderai pas sur l’état - ; la cuvette Picasso, énormément bariolée – Amateurs, celle-là, il faut bien que vous vous l’arrachiez - ; la confidente berrichonne, dite « la doublette », qui permet de se parler pendant l’opération sans se voir, très prisée, paraît-il, par George Sand ; la cuvette Manhattan Streamline, joyau des années 80, comportant une batterie de jets coquins, qui fit fureur à New York dans les milieux homosexuels ; il avait tout…ou presque, car, un jour, un ami proche lui fit remarquer qu’il manquait à sa collection une pièce rarissime : la cuvette sibérienne. Notre collectionneur, piqué au vif, fit de multiples démarches pour savoir où il pouvait dénicher cet article qui parachèverait magistralement son exposition. On lui indiqua, dans les milieux autorisés, que ce type de cuvette était encore d’usage dans les régions septentrionales de la Sibérie, quelque part entre les fleuves Ob et Ienisseï. Après plusieurs excursions sur ces terres austères, glaciales et quasi désertiques, il finit par repérer, sur les indications assez approximatives d’autochtones éberlués, un vieil anachorète vivant dans une isba reculée qui l’invita à venir découvrir l’appareil. L’entretien fut bref en raison de la barrière de la langue – j’allais écrire la barrière de corail, mais c’eut été une erreur géographique impardonnable -  mais grâce à  la richesse du savoir associée à la dynamique du lucre, le moujik s’empressa de montrer à notre homme sa cuvette sibérienne. Il s’agissait de deux  perches assez robustes en bois de boulot d’environ deux mètres de haut, et, pour épater le collectionneur, le moujik tenta d’en expliquer le fonctionnement avec moult mimiques. Il sortit de l’isba, mit les perches sur le dos et fit quelques pas dans la neige. Soudain, il s’immobilisa, se tourna vers l’acheteur et, les yeux écarquillés, fit le geste, plié en deux, de celui qui est pris d’une diarrhée. Il empoigna l’une des perches et la ficha dans la neige ; il enleva sa veste et, après l’avoir accrochée au sommet de la perche, s’accroupit comme pour mimer l’exécution du besoin capital naturel ; puis, il se releva, la mine réjouie et les bras écartés, comme s’il voulait dire : « Et voilà ! » L’autre, montrant du doigt la seconde perche : « D’accord, d’accord !…mais celle-là, à quoi sert-elle ? ». Alors, comme pour réparer cet oubli, le moujik attrapa la seconde perche, se remit en situation et, dans un rire un peu plissé, ajouta dans un anglais très utilitaire tout en agitant son bâton autour de lui : « Oh, yes ! This one..for wolf… lot of wolf here !”....



 La Confidente berrichonne, dite "La Doublette".


Bref, pour revenir à nos boutons, l’installation peut prendre un certain temps quand, enfin, vous êtes prêt. C’est le calme plat ; on a l’impression de se trouver dans la campagne toulousaine par un après-midi torride de la mi-août alors que bourgeonnent à l’horizon de gros cumulus bien menaçants. Un instant, ma mise en jambes fut interrompue par une annonce diffusée par le haut-parleur encastrée dans le faux-plafond des latrines. Une voix suave et veloutée distilla un rassurant mais non moins pressant: «  Your attention please !  Passengers to La Havana, flight BA 119, immediate boarding gate 28.” Oser faire allusion à Cuba étant donné la posture dans laquelle je me trouvais au même instant relevait de la provocation pure et simple ! Aussi, sans précautions oratoires et, me croyant seul, sans avoir recours au désormais historique : « Messieurs les anglais, tirez les premiers », ce qui devait arriver arriva : j’ouvris le feu ! Le crépitement sec de la salve eut, dans ces lieux d’aisance, d’étranges résonances et fut suivi d’un écho inattendu : « Well…not bad ! ». Sans doute surprise par cette ouverture des hostilités sans déclaration  de guerre préalable, la personne qui venait d’apprécier mon envoi devait donc bien se trouver dans la cabine occupée et l’usage de la litote me rappela cruellement que j’avais bien  les deux pieds sur le sol d’Albion. Cette apostrophe fut suivie d’un laps que j’estime à cinq secondes durant lequel il ne se passa rien, comme si ce genre de dialogue nécessitait une quelconque réflexion. Puis, la voix off reprit: « You know, I can do much better than you!” Et de fait, l’ennemi qui, comme tous les ennemis, avançait masqué, dévoila sa tactique au grand jour. Il aligna une série de déflagrations propres à désembuer les châssis d’alu et, probablement même, à faire décoller un Boeing 747  sans une goutte de kérosène pendant la phase de pointe d’un cyclone subtropical ! Heureusement, ayant subodoré – qu’on me pardonne- le traquenard, je m’étais réservé de quoi riposter sachant que, comme au football, les buts marqués « à l’extérieur » comptent double. Sans piper mot, je balançai ma réplique, un peu, je dois l’avouer, à l’aveuglette, sans me soucier des éventuels dégâts collatéraux. Le coup fit l’effet d’un roulement de tonnerre du côté du Schnepffenried avec rebondissement decrescendo de vallées en vallons, en veux-tu, en voilà. Je n’étais pas mécontent du tout de cette contre-attaque et, un peu comme aux échecs, avant même que l’adversaire ait joué, j’échafaudai d’ores et déjà ma stratégie du coup suivant, stratégie qui, comme on sait, a l’ avantage d’agacer et, en fin de compte, de dérouter l’adversaire. C’est à ce moment précis que la voix suave et veloutée se fit à nouveau entendre au travers des hauts parleurs : « Your attention please. Passengers to Vancouver, flight AC 221, immediate boarding gate 12. » Que diable allait-il faire à vent couvert dans ce cloaque ouvert à tous les vents? Et bien, c’est bien mal connaître les sujets de sa Majesté ! Loin d’ agiter le drapeau blanc et de se rendre tout bonnement comme l’eût fait n’importe quel autre raisonnable ennemi, ce fieffé maraud, pris par une poussée frénétique sur son flanc droit, me clama depuis le fond de son cul de basse fosse : « Hey, old chap, listen to this one !! » et, là, il décocha un tel coup de semonce que, de mémoire de l’ensemble de l’installation , on entendit pareille déflagration et, comme par enchantement, tous les appareils sanitaires présents se mirent à glouglouter d’admiration, et Dieu sait s’ils en avaient vu de toutes les couleurs dans leur existence…je dois à la vérité de dire que,  si je n’avais pas été envahi à cet instant par une vague de chauvinisme primaire et si j’avais eu les mains libres, j’eusse eu malgré tout envie d’applaudir mais, c’est à ce moment-là que la voix des hauts parleurs, toujours aussi camphrée, annonça : « Your attention please. Passengers to Abu-Dhabi, flight EA 95, immediate boarding gate 29” . Non, je n’étais pas encore à bout d’habits, pas totalement, mais j’étais surtout à bout de souffle et à bout de nerf : c’est ça la guerre des nerfs. Je pensais – tout en pansant mes plaies – à ces poilus de la  Grande Guerre qui échangeaient des tirs fournis avec l’ennemi, si proche parfois qu’ils l’entendait parler à voix normale, et qui passaient des semaines, voire des mois, dans leur tranchée transformée en cuvette chargée d’immondices, de rats et de boue et que,  j’avais, finalement, de la chance de me trouver dans les latrines du tout puissant London International Airport, les fesses au chaud, malgré le cuisant revers que je venais d’essuyer. Pour clore la débâcle, mon adversaire, avant de tirer sa révérence, tira la chasse – en s’y reprenant à deux fois,  à propos de quoi je ne ferai aucun commentaire – puis sortit précipitamment non sans m’avoir octroyé un dernier : « Well, goodbye, my friend. I look forward to meeting you sometime for a new contest...! ».

La porte claqua sèchement après avoir laissé filtrer quelques secondes le brouhaha du grand hall affairé, puis le silence retomba comme une chape de plomb sur le champ de bataille meurtri de cratères fumant. Ce fut l’heure du bilan : il n’était pas brillant. Dieu merci, aucune perte ne fut enregistrée mais la défaite était psychologique et je quittai ce lieu avec l’étrange sentiment d’avoir revécu la bataille de Waterloo et, qu’on me pardonne, la queue un peu basse.

(1)    Pour ceux qui l’ignorent, « Loo », en langage familier britannique, signifie « Toilettes ». Toute allusion à la belle poésie de Victor Hugo est fortuite !


Londres, janvier 1986